mardi 17 septembre 2013

The Future Primitives (Voodoo / Groovie Records) - Into the Primitives

« Écoute Maurice », dit un jour mon voisin Robert à son beau-frère, qui s'appelait justement Maurice, à l'époque puissamment angoissée par l'imminence manifeste de son décès pronostiqué par le cancérologue du coin, particulièrement lucide sur ce coup-là. « Écoute Maurice », donc, « la mort, je commence à en avoir plein le cul ». Bon, vous commencez à connaître Robert, sa rhétorique est toujours du plus bel effet en société. Fulgurante. À sa décharge, Maurice venait, il est vrai assez souvent se décharger la conscience d'interrogations légitimes vis-à-vis du trépas. Et Robert, lui, comme vous le savez, préfère nettement penser à comment réussir à tringler la sœur de Maurice plutôt que de se faire des nœuds dans la tête avec ces histoires de je vais clamser et j'ai peur. Quelques godets d'apéro maison et c'est parti, Cicéron peut aller se rhabiller, la machine à penser s'est mise en marche. La mort peut donc remplir un rectum à s'en faire déborder l'anus.
Et si ? Et si j'avais dû à ce moment précis aller chez Robert, un disque sous le bras, afin de lui démontrer que la mort, c'est assez riche pour ne pas s'en lasser. Mh... Opération suicide version kamikaze à la ceinture d'explosifs, objecteriez-vous. Que nenni ! Je crois que j'aurais choisi le dernier album des futures Primitives. Drôle de choix, me diriez-vous. C'est un choix, vous rétorquerais-je. Surtout qu'il y aurait eu paradoxe temporel puisque je vous parle d'un temps lointain où Raymond Domenech avait encore quelque crédit en tant que sélectionneur d'équipe de France, tandis que Into the Primitive n'est à cette heure pas encore disponible. OK. Acceptons, je vous prie, le principe de l'uchronie, sinon on ne s'en sortira pas. Pour information, Robert ne connaît pas l'uchronie. Robert, le dictionnaire, pas mon voisin. Robert mon voisin, lui, est une uchronie perpétuelle. Tenez, il croit encore que c'est normal de tuer les cochons avec des grands couteaux. Bref.
Visualisons la scène : flanqué de Maurice, petit et frêle dans son costume de sursitaire, et de la Janou, la sœur de Maurice, Robert aurait trôné au fond de l'impasse, fier comme un pape dans son débardeur vert XXL siglé Tropic Banana et illustré de quelques fruits du même nom, les avant-bras posés sur la table pliante en formica, ses énormes mains occupées à écosser quelque flageolet et m'auraient interpellé avec sympathie :
 - Alors ? C'est quoi dont qu'tu trimballes là ?
M'interrogeant in petto quant à la légitimité de mon probable coup d'éclat, pas bien rassuré, j'aurais probablement bafouillé :
 - Euh, ch'tai entendu, d't'a l'heure, et c'était heu pour te dire que la mort, hé ben ça peut êt' cool.
Un froid s'installe immédiatement. Le temps se suspend. Dans une impasse brûlée par le soleil, à l'abri de tout souffle éolien, une goutte de sueur coulant le long d'une tempe est le seul mouvement perceptible. Une main épaisse chasse négligemment une mouche posée sur un menton mal rasé. Maurice sait qu'il va mourir, et ça lui fait de peine d'entendre des conneries pareilles, il va pas tarder à se mettre à gueuler. La Janou, faut pas toucher à son frangin, sinon ça va chier. Donc, ça va chier.
Et Robert, lui, il a peut-être pas bien compris, alors il demande :
 - Ah bon ?

Je n'ai pas droit à l'erreur. Il faut que j'enchaîne immédiatement, sinon c'est foutu, ils vont gueuler trop fort, je ne pourrai plus faire entendre ma magistrale démonstration. D'un geste vif, je me saisis du disque qui était, rappelez-vous, sous mon bras et je bloque toute velléité de leur part en interposant la pochette du 33 tours que voici : trois jeunes gens, côte-à-côte, chacun le visage dissimulé par un crâne décharné très manifestement humain qu'il tient de ses deux mains. Au dessus, comme gribouillé vite fait, le nom du groupe et le titre du disque. Maurice déglutit parce que merde, quand même. Robert se demande à quel moment il a commencé à plus rien comprendre. La Janou monte en pression, la jauge est dans le rouge. C'est le moment que choisit Gilbert, le fils de l'un et par conséquent neveu des deux autres, pour se pointer, protubérance abdominale lipidique en avant et regard charolais, les mains coincées dans les poches de jean's trop serré. Notons que ce personnage, de par son indigence existentielle, ne jouera strictement aucun autre rôle quant au dénouement de la scène qui se déroule au ralenti sous nos yeux anxieux.


La pochette, donc, les scotche. Les premières trépidations rythmiques du titre éponyme, Into The Primitive, claquent dans l'air chargé d'ozone. Poum tap poum tap poum tap poum tap ; une série de larsens et c'est parti pour la grosse calotte, fuzz et mélodies imparables, voix déchirée, saturée, couinements lors du refrain, trois notes sonores en guise de leitmotiv, un solo qui dégénère en magma, prenez ça dans la gueule les voisins.
Puis ça enchaîne sur du garage punk au son de guitare sec comme les couilles à Taupin (Girl Like You, expédiée en moins d'une minute trente, ou encore You Lied), de l'arpège surf (In and Out, faut-il y voir une connotation sexuelle à destination de Robert ?), des morceaux tout en tension émotive (Every Night) que n'auraient pas reniés The 13th Elevators période Psychedelic Sounds, ou The Seeds version Try to Understand, ce qui est un compliment, ce dernier exemple étant pour moi une des plus grosses tueries du rock'n'roll. Bon, je ne vais pas vous en faire la liste, le reste est à l'encan, avec des hauts et des bas, sans trop de surprise hormis celle d'avoir dans les oreilles une telle maîtrise de la composition et des passages obligés du surf-garage-psyché. Un petit bémol, cependant : la perte de puissance due aux solos. Ben oui, y'a pus d'guitare, rhôô ben merde, y peut pas tout faire.


Tout ça pour dire que mes voisins se prennent donc une bonne avoinée dans les oreilles, pendant 37 minutes, ils ne peuvent pas dire de conneries et moi j'ai écouté un putain de bon disque, j'en reviens toujours pas. Je n'ai probablement pas persuadé mes interlocuteurs de la pertinence du décès, encore que Maurice ... Il est peut-être convaincu que la mort, ça peut être de la bombe. Mais allez savoir... ça fait un moment qu'on n'a plus de nouvelles.

Nicopoint G


lien

labels :
Groovie Records : http://www.groovierecords.com/


1 commentaire:

  1. Ohputainquetesconmaisquecestbon ! Alors là, le gars, chapeau bas, ça défrise sévère. Évidemment, je n'ai pas écouté plus d'une mesure de ces redoutables grincements qui font saigner les oreilles, mais question littérature, c'est le grand kif. Tiens, si j'étais ministre, je te ferais chantre de la culture dans un établissement mal loti du fin fond d'une campagne pour asperger les plates-bandes rurales d'un tsunami poétique comme celui que je viens de lire. Respect.

    RépondreSupprimer